Friday, 17 March 2023 11:14

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Ce récit évoque la perte d’une grossesse.

Première partie
Méliandou, Guinée

Nous enquêtons sur la cause de la transmission des virus des animaux aux humains (sauts d’espèces) — et ce que nous pouvons faire pour prévenir ce phénomène. Lisez-en davantage dans notre série. →

Première partie
Méliandou, Guinée

Nous enquêtons sur la cause de la transmission des virus des animaux aux humains (sauts d’espèces) — et ce que nous pouvons faire pour prévenir ce phénomène. Lisez-en davantage dans notre série. →

Il y a plusieurs générations, des familles qui s’enfuyaient des violences tribales en Guinée du Sud, se sont établies dans une forêt luxuriante et humide. Elles ont trouvé du réconfort parmi les arbres qui les cachaient des intrus, et elles se sont taillées une vie en exploitant la terre. Leurs descendants l’appellent « Méliandou » ; or, selon les aînés, ce terme est dérivé de mots qui dans la langue Kissi signifient « Arrêtons-nous ici. »

Vers 2013, un village était en plein essor à l’endroit où des arbres se dressaient autrefois — 31 habitations, entourées par la forêt en forme de couronne et des sentiers qui menaient à des parcelles de terre que les habitants avaient défrichées afin de planter du riz. Leurs enfants jouaient dans un arbre à tronc creux qui abritait une grande colonie de chauves-souris.

Personne ne sait exactement comment cela s’est passé, mais un virus hébergé autrefois chez une chauve-souris, a trouvé son chemin jusque dans les cellules d’un tout-petit appelé Émile Ouamouno. C’était le virus Ebola, qui envahit le corps sur plusieurs fronts — au niveau du système immunitaire, du foie, de la paroi des vaisseaux qui empêchent la fuite du sang dans le corps. Émile a été pris d’une forte fièvre et a passé des selles noircies par le sang alors que son corps essayait de se défendre contre cette atteinte. Quelques jours plus tard, Émile était mort.

En moyenne, la moitié seulement des personnes infectées par Ebola survivent ; les autres meurent de choc médical et de défaillance des organes. Le virus a tué la sœur de 4 ans d’Émile et leur mère ; cette dernière a succombé en accouchant d’un enfant mort-né. La grand-mère d’Émile, fébrile et prise de vomissements, s’est accrochée à l’arrière d’un taxi-moto qui, après avoir quitté la forêt en trombe, s’est dirigé vers un hôpital dans la ville la plus proche, Guéckédou, un carrefour commercial qui attire des commerçants des pays avoisinants. Elle est décédée au moment où le virus a commencé à se propager.

Étienne Ouamouno, dont le tout-petit, Émile, était le premier à mourir. Il a perdu deux enfants en huit jours, ensuite sa femme est morte.

Émile était le « patient zéro » (cas index) dans la pire flambée d’Ebola que le monde ait jamais connue. Le virus s’est infiltré dans 10 pays, a infecté 28 600 personnes et a tué plus de 11 300. Les professionnels de la santé vêtus de la tête aux pieds d’un équipement de protection se sont précipités en Afrique occidentale pour traiter les personnes malades et éteindre l’épidémie, un effort qui a duré plus de deux ans et coûté au moins 3,6 milliards de dollars. Ensuite, les médecins étrangers ont bouclé leurs bagages et les tentes médicales ont été démontées.

Depuis longtemps, c’est ainsi que le monde procède lors de menaces virales. Les institutions auxquelles nous nous fions pour nous protéger, qu’il s’agisse de l’Organisation mondiale de la Santé ou des agences américaines comme les centres pour le contrôle et la prévention de la maladie (Centers for Disease Control and Prevention), mettent l’accent sur la réponse aux épidémies : nous combattons les incendies une fois qu’ils se sont déclarés, comme si nous étions dans l’incapacité de prédire où ils commenceraient ou de les empêcher de se déclencher.

Mais avec le recul, les chercheurs comprennent maintenant que des conditions dangereuses se préparaient avant le saut du virus des animaux aux humains à Méliandou, un événement que les scientifiques appellent le « saut d’espèce » (« spillover » en anglais).

La manière dont les villageois ont abattu les arbres, en parcelles qui, vues d’en haut, font penser à du gruyère, a créé des lisières de forêt perturbée où des humains et des animaux infectés pourraient se heurter. Les rats et les chauves-souris, connus à travers l’histoire pour semer des épidémies de peste, sont les espèces les plus susceptibles de s’adapter à la déforestation. Et les chercheurs ont découvert que certaines chauves-souris, stressées par la perte d’habitat, excrètent par la suite plus de virus.

Les chercheurs ont examiné plus de 100 variables susceptibles de contribuer à une flambée d’Ebola et ont constaté que celles qui ont leurs origines à Méliandou et dans six autres sites en Ouganda et en République démocratique du Congo s’expliquaient le mieux par le recul de la forêt au cours des deux années précédant les premiers cas.

Il est clair maintenant que ces paysages étaient des poudrières favorables au saut inter-espèces d’un virus mortel.

Les villageois préparent un repas lors d’un arrêt des activités agricoles sur les pentes de Méliandou, en Guinée.

Nous nous sommes demandés ce que le monde avait fait pour éviter qu’une catastrophe ne frappe à nouveau. Les responsables de la santé mondiale avaient-ils canalisé des fonds en vue d’arrêter la perte d’arbres ou déployé des experts afin d’aider les communautés à apprendre à subvenir à leurs besoins sans abattre la forêt ?

Pour nous faire une idée du risque actuel d’un « saut d’espèce » provoqué par la déforestation sur ces sites, ProPublica a consulté une douzaine de chercheurs afin d’entreprendre notre propre analyse, qui était sans précédent en termes de la quête de conclusions spécifiques tirées du monde réel. À l’aide d’un modèle théorique mis au point par une équipe de biologistes, écologistes et mathématiciens, nous avons appliqué des données sur la perte d’arbres basées sur des images satellite historiques prises entre 2000 et 2021 (l’année la plus récente disponible) et testé des dizaines de milliers de scénarios d’infections.

Les résultats étaient alarmants : nous avons découvert que le même schéma dangereux de déforestation a augmenté aux alentours de Méliandou au cours de la dernière décennie, mettant ses habitants à plus grand risque d’un saut d’espèce du virus Ebola que celui qu’ils avaient connu en 2013, lorsque la maladie a ravagé leur village pour la première fois.

Nous avons exécuté le modèle pour cinq autres épicentres de flambées d’Ebola précédentes en Ouganda et en République démocratique du Congo. Dans quatre de ces localités, ce schéma révélateur de la perte d’arbres a empiré au cours des années depuis ces flambées, ce qui augmente leurs chances de se trouver confrontées à nouveau au virus mortel.

« Je trouve cela très convaincant », a constaté Raina Plowright, professeur en écologie des maladies à l’Université Cornell et auteur principal du modèle, qui a analysé les constatations de ProPublica. « Même si nous connaissons le moteur fondamental de ces flambées, nous n’avons rien fait en réalité pour prévenir le déclenchement d’une flambée future. »

Lors d’un voyage à Méliandou, ProPublica a découvert sur le terrain un tableau sombre. Nous avons constaté non seulement que les mêmes conditions subsistent qui avaient fait de Méliandou un lieu propice pour attiser la pire flambée d’Ebola de l’histoire.

Nous avons trouvé qu’elles ont empiré.

Il faut une demi-heure pour marcher des habitations de Méliandou à travers la forêt jusqu’au flanc de montagne dénudé où chaque famille a reçu une parcelle de terrain à exploiter. La cacophonie de la vie villageoise s’estompe devant le bourdonnement d’insectes lors de la montée du chemin de terre par les habitants, certains d’entre eux balançant des bassines d’eau sur la tête. Même les enfants ne sont pas exemptés du travail nécessaire pour défricher la terre en vue de la plantation. Cela dure de l’aube jusqu’au crépuscule, tous les jours sauf dimanche, en dépit de la chaleur. On sait qu’on est près des fermes lorsqu’on entend le bruit du métal qui frappe la terre.

Un jour de l’été dernier, un garçon de 7 ans a frappé un morceau de ferraille entre deux roches, la façonnant en tête de houe, puis il a monté la pente en courant pour rejoindre les autres jeunes travailleurs. Jiba Masandouno, le chef de village, les a suivis, répandant des semences de riz aux endroits où la terre était fraîchement dénudée.

Jiba Masandouno, le chef de village, répand des semences de riz.
Sia Irandouno arrache les mauvaises herbes pour défricher la terre en vue de la plantation.

Il ne s’agit pas ici de rizières en terrasse qui s’élèvent comme des escaliers de géants sur les cartes postales d’Asie. L’exploitation agricole ici est une activité pénible qui prend beaucoup de temps, et se déroule sur des pentes raides en proie à l’érosion. De nombreux agriculteurs aux États-Unis utilisent l’irrigation contrôlée, la mécanisation, des engrais et des produits pour tuer les organismes nuisibles et les maladies. À Méliandou, tout se fait manuellement, et les agriculteurs sont à la merci du temps et des sols épuisés, ce qui ne laisse aucune marge d’erreur. Si un champ produit une récolte décente une année, ils le sèmeront l’année suivante. Sinon, les agriculteurs abattent des arbres ou brûlent une autre parcelle de forêt.

La plupart des maladies infectieuses émergentes ont été transmises au départ par des espèces sauvages. De nombreuses personnes pourraient imaginer que des lieux avec des animaux en cage seraient les endroits les plus propices pour la transmission d’un nouveau virus aux humains. Après tout, l’une des théories principales concernant l’origine de la COVID-19 est que le virus avait effectué un saut d’espèce vers les humains dans un marché qui vendait des animaux sauvages à Wuhan, en Chine, et les autorités sanitaires s’inquiètent maintenant du potentiel pandémique d’une grippe aviaire qui a ravagé une visonnière en Espagne en automne dernier. Mais les scientifiques ont montré que l’évolution de l’utilisation des sols, surtout le défrichement des forêts aux fins de l’exploitation agricole, est le plus grand moteur des sauts d’espèces.

Sur l’île de Bornéo, la déforestation a rapproché les macaques des humains ; les chercheurs pensent que ce phénomène déclenche des flambées de ce qu’on appelle le paludisme des singes (paludisme à P. knowlesi). En Australie, le défrichement des eucalyptus a poussé les chauves-souris à s’approcher des habitations et des fermes, favorisant la propagation du virus Hendra, qui produit une inflammation du cerveau. Et le virus Nipah, un autre virus qui est à l’origine d’un œdème cérébral (enflement du cerveau), a tué plus de 100 personnes en Malaisie vers la fin des années 90, le résultat de l’agriculture sur brûlis qui a forcé les chauves-souris à s’approcher des exploitations porcines, et le virus est passé d’abord aux cochons puis aux humains. Cette flambée effrayante est le sujet d’un récit fictif dans le film « Contagion ».

Les chercheurs ont également découvert que ce qui compte, ce n’est pas seulement la quantité de forêt qui est abattue mais aussi le schéma de la déforestation. Des modèles ont montré que plus une forêt devient clairsemée, plus il y a de bords délimitant les clairières où des animaux porteurs de virus peuvent entrer en contact avec des humains jusqu’à ce qu’une telle quantité de forêt soit abattue qu’elle n’est plus en mesure d’assurer la survie des espèces sauvages. Le modèle théorique avec lequel nous avons travaillé illustre parfaitement ce concept d’évaluation du risque en termes de la quantité de « bords » produits par la déforestation. L’abattage d’un grand secteur de la forêt créerait moins de bords que le découpage de plusieurs trous.

Le risque d’un saut d’espèce est plus élevé dans les zones où les gens et les animaux se chevauchent, qui d’après le modèle, sont le long des bords des parcelles de forêt défrichée. Nous avons estimé la taille de ces « zones de mélange » dans un rayon de 20 kilomètres de Méliandou. Les experts nous ont dit qu’il s’agit d’une distance raisonnable, pour une personne sur place, à parcourir à pied ou à vélo. Nous avons constaté qu’avec la fragmentation accrue de la forêt aux alentours de Méliandou, la superficie de la zone de mélange a augmenté nettement, de 61 % entre 2013, l’année du début de l’épidémie, et 2021.

Les forêts de Méliandou sont devenues plus clairsemées depuis la dernière flambée d’Ebola

2013

2021

Forêt restante

GUINÉE

GUINÉE

• Méliandou

• Méliandou

• Guéckédoue

• Guéckédoue

LIBÉRIA

LIBÉRIA

2013

Forêt restante

GUINÉE

• Méliandou

• Guéckédoue

LIBÉRIA

2021

GUINÉE

• Méliandou

• Guéckédoue

LIBÉRIA

La forêt, représentée en vert, autour de Méliandou est en diminution et elle est devenue plus clairsemée entre 2013 et 2021. Selon nos analyses, la quantité de bords à la lisière de ces parcelles a augmenté de 61 %, ce qui signifie que les espèces sauvages et les humains ont bien plus de possibilités de se rencontrer et de déclencher potentiellement un saut d’espèce. Credit: Graphique par Al Shaw. Source : Hansen/UMD/Google/USGS/NASA, OpenStreetMap

Bien que le modèle ne calcule pas le risque absolu d’un saut d’espèce — des facteurs comme la densité de peuplement et le comportement humain ne sont pas pris en compte— il montre que la possibilité qu’une flambée survienne a augmenté en raison de l’aspect de plus en plus clairsemé de la forêt environnante. (Pour de plus amples détails, lire notre méthodologie.)

L’été dernier, les flancs des montagnes autour de Méliandou étaient parsemés de pousses de riz vert clair et ponctués de souches d’arbres. Les aînés du coin racontaient leurs souvenirs de la forêt luxuriante où ils ont grandi. Ils détestaient la voir en diminution, mais ils ont affirmé que les arbres étaient un sacrifice nécessaire. Comme la récolte de 2021 avait été maigre, le village manquait d’argent des ventes de riz pour acheter des engrais ou des pesticides pour les cultures plantées en 2022. Craignant la famine, ils ont défriché plus de forêt aux fins de l’exploitation agricole. Certaines familles augmentent également leurs revenus en abattant d’autres arbres encore afin de les transformer en charbon qu’elles pourront vendre.

Malgré les milliards de dollars dépensés sur la relance économique après la flambée qui a commencé ici, personne n’a aidé les agriculteurs à adopter des méthodes susceptibles de diminuer leur risque face au phénomène de saut d’espèce.

ProPublica a communiqué à des experts en riziculture des photos des villageois au travail et a cherché à savoir ce que l’on peut faire pour les aider à assurer une production alimentaire sans avoir à défricher constamment davantage de forêt. Un chercheur retraité, Mamadou Billo Barry, de l’Institut de recherche agronomique de Guinée (Agronomic Research Institute of Guinea), a déclaré que ces méthodes produisent environ une tonne métrique seulement par hectare. Dans le Mali avoisinant, où l’environnement est plus favorable aux riziculteurs, les rendements moyens sont de 4 à 6 tonnes métriques par hectare, avec un potentiel de 10. Et de surcroît, 75 % à 80 % des terres cultivées en Afrique sont dégradées ; à Méliandou, le sol fragile peut perdre des éléments nutritifs essentiels et des matières organiques après un an ou deux de plantation.

Des jeunes filles pénètrent dans la forêt pour laver le linge dans une rivière voisine.

Des experts ont constaté qu’une manière d’améliorer la fertilité du sol consiste à planter des cultures de couverture ; elles ajoutent de l’azote au sol, on les laisse se décomposer dans les champs et elles ralentissent l’érosion du sol. Un professeur d’agronomie tropicale à l’Université Cornell, Erika Styker, a expliqué que les villageois pourraient diviser les champs en sections et effectuer une rotation des cultures plantées dans chaque zone — du riz une année, du manioc l’année suivante — puis ils laisseraient cette section se reposer en plantant des cultures de couverture pendant plusieurs années. Ces mesures, ainsi que l’application ciblée d’engrais, pourrait augmenter les matières organiques dans le sol et tripler ou quadrupler progressivement leurs rendements par rapport à leurs récoltes actuelles.

La plus grande dépense serait le financement d’un spécialiste agricole chargé de gagner la confiance des agriculteurs et de comprendre ce qui donne les meilleurs résultats pour qu’ils puissent éviter le défrichement de davantage de forêt. Un programme au Madagascar, qui cherchait non à prévenir les sauts d’espèces mais à sauver les arbres, a réussi à cet égard.

Plus de 40 rapports ont été produits dans le monde sur les erreurs commises pendant l’épidémie qui a commencé à Méliandou et ils proposent des solutions pour éviter des catastrophes similaires à l’avenir. Et pourtant Mamadou Billo Barry, l’expert agricole guinéen, a indiqué que les auteurs de ces rapports n’ont jamais demandé de conseils, ni à lui ni à ses collègues.

Les villageois font la cuisine lors du coucher du soleil sur Méliandou. Le village n’a pas d’électricité, mais quelques personnes ont des lampes solaires.
Masandouno, le chef de village

Mais le lien entre l’exploitation agricole et la santé est toujours présent à l’esprit de Masandouno, le chef de village, dont le front semble plissé en permanence, lui donnant un air soucieux. Lorsqu’il monte et descend la pente à grandes enjambées, jetant des poignées de semences de riz, il est conscient du fait que toute récolte excédentaire peut être vendue pour payer des médicaments. Il se souvient des voisins qui sont morts ces dernières années d’une appendicite, d’une hernie, pendant l’accouchement, sans moyens financiers pour se faire soigner à l’hôpital à cause de leurs récoltes trop maigres. Il sait que les villageois, surtout les enfants, attrapent des rongeurs dans la forêt pour se remplir le ventre, malgré le fait que les rats en Guinée peuvent être des vecteurs de la fièvre de Lassa, qui peut entraîner la surdité et la mort.

« Nous souffrons », a dit Masandouno, le regard fatigué. « Le gouvernement nous a oubliés. La communauté internationale nous a oubliés. »

L’incapacité à imaginer des moyens d’empêcher les sauts d’espèces est liée intégralement aux personnes qui ont la possibilité d’intervenir en donnant leur avis lors de l’élaboration de politiques et de l’allocation des dépenses visant à protéger le monde du grand saut suivant.

Après l’épidémie d’Ebola, Suerie Moon, co-directrice du Centre de la santé mondiale (Global Health Centre) au sein du Geneva Graduate Institute, a aidé à mener l’une des études les plus influentes sur les changements qui sont nécessaires pour éviter une autre épidémie. Le rapport de 2015 a mis l’accent sur la préparation et la réponse aux flambées, a-t-elle dit, car ces points reflétaient l’expertise des personnes présentes dans la salle : cela inclut notamment des conseillers politiques à l’aise pour traiter des crises mondiales, des épidémiologistes des maladies infectieuses et un représentant de Médecins sans frontières, l’organisme à but non lucratif qui a envoyé des travailleurs médicaux à l’épicentre de la flambée. Des experts dans les domaines de l’agriculture, de la conservation et de l’écologie — ceux qui sont les plus à l’affût des forces qui sont à l’origine d’un saut d’espèce — n’étaient pas présents, et ils sont en grande partie exclus des conversations portant sur la manière de dépenser l’argent consacré à la prévention des pandémies.

Malgré l’accumulation depuis d’études liant la déforestation aux flambées, l’état d’esprit n’a pas changé. Le plan de préparation en cas de pandémie de l’administration Biden, publié en septembre 2021 une fois que la pandémie de COVID-19 avait ravagé le monde, a identifié cinq domaines d’action — dont tous ont mis l’accent sur la réponse à une flambée déjà en cours. Et le Règlement sanitaire international, établi par l’OMS pour régir la manière dont les États-Unis et presque 200 autres pays répondent aux menaces infectieuses, repose « en grande partie sur la supposition que les flambées épidémiques ne peuvent pas être empêchées, uniquement endiguées et éteintes. » Suerie Moon et ses co-auteurs ont rédigé un article exigeant des investissements supplémentaires dans la prévention.

Les États-Unis ont investi dans la prévention des sauts d’espèces, mais ses projets les plus notables n’ont pas tenté d’enrayer le type de déforestation qui peut mener à des flambées.

En 2009, les États-Unis ont lancé un projet appelé PREDICT, doté d’un budget de 207 millions de dollars, et devenu par la suite un projet de 10 ans, destiné à servir de système d’alerte précoce pour les contagions émergentes dans la nature. L’idée consistait à identifier les menaces possibles et à donner au monde un avantage dès le départ lors de la réponse en cas de saut de l’un de ces pathogènes vers les humains. Le projet a découvert 949 nouveaux virus extraits de chauves-souris et d’autres espèces sauvages, formé des milliers de personnes à la surveillance des maladies et renforcé plus de 60 laboratoires en Afrique et en Asie. Bien que PREDICT ait évalué les risques de déforestation, le projet n’était pas conçu pour arrêter la perte des arbres. Une fois que le virus Ebola avait embrasé l’Afrique occidentale, le programme a recherché les espèces sauvages susceptibles de propager le virus et, pour aider l’Afrique occidentale, le programme a recherché des animaux sauvages susceptibles de transmettre le virus, et pour aider les communautés à réduire leur risque, a créé et distribué un livre d’images appelé « Vivre en sécurité avec les chauves-souris ».

Une chauve-souris suspendue à un arbre à Conakry, la capitale grouillante de Guinée.

Malgré l’accent mis sur la chasse aux virus, le programme PREDICT n’a pas identifié le coronavirus qui a déclenché la pandémie de COVID-19. Et l’un de ses partenaires principaux s’est trouvé au sein d’une controverse suite à sa collaboration avec des chercheurs à l’Institut de virologie de Wuhan en Chine ; il s’agissait d’expériences risquées entraînant la manipulation des coronavirus afin de déterminer leur potentiel de débordement viral (saut d’espèce), en utilisant une subvention des Instituts nationaux de la santé américains (National Institutes of Health).

Un programme ultérieur financé au niveau fédéral et appelé « Stop Spillover » (Halte au saut d’espèce) a envisagé brièvement de planter des arbres dans l’un des districts ougandais afin d’éloigner les chauves-souris des habitations et de prévenir le virus Ebola et un virus apparenté appelé le virus de Marburg. Mais des problèmes potentiels sont apparus : on a appris notamment que les chauves-souris pollinisent les cultures de cacao dont dépendent les villageois pour leurs revenus, et les éloigner trop pourrait nuire à la récolte. Le programme a mis l’accent plutôt sur une diminution du contact entre les gens et les chauves-souris, en partie en apprenant aux habitants comment écarter les créatures et leur excrément des aliments, de l’eau et des habitations.

Qu’il s’agisse d’Ebola ou de COVID-19, la manière dont le monde répond lorsque les virus traversent le monde par ricochet suit un schéma prévisible. Dans les milieux de la santé publique, ce phénomène s’appelle « cycle de panique et de négligence ». À la fin de chaque flambée majeure, les nations paniquent et déclarent qu’elles feront le nécessaire pour mieux faire la prochaine fois. Mais une fois que l’effet de choc s’estompe, l’engagement baisse également. Le pot d’argent finit souvent par être plus petit que ce qui avait été recommande au départ, laissant les divers groupes se battre pour les miettes.

Après l’épidémie d’Ebola, le monde a investi dans des équipements de contrôle virologique et la formation de scientifiques pour que les pays africains puissent identifier les cas de contagion dès leur apparition. L’infrastructure des laboratoires en Guinée s’est améliorée de façon spectaculaire ; ailleurs, les capacités ont diminué avec le tarissement des ressources. Le docteur Marcel Yotebieng, chercheur de la ville de New York en maladies infectieuses, qui travaille souvent en République démocratique du Congo, a dit qu’il découvre souvent en arrivant que les équipements ont besoin de maintenance en raison d’un manque de financement soutenu. Dans un laboratoire où il fait des tests de dépistage du VIH, il arrive que des échantillons d’enfants en bas âge soient laissés de côté pendant deux ans.

Première photo: Un nouveau-né reçoit la bénédiction pendant l’office religieux à Méliandou. Deuxième photo: Malé Dembadouno lave des vêtements dans la forêt.

Selon certains indices, le cycle se répète maintenant avec le dénouement de la crise de la COVID-19. Les pays du G20 se sont mis d’accord l’année dernière pour créer un fonds mondial pour la prévention, la préparation et la réponse aux pandémies. La Banque mondiale et l’OMS estiment les besoins annuels à 10,5 milliards de dollars, et il est prévu que le fonds fonctionnera pendant huit ans. Mais maintenant que le monde met l’accent sur le retour à la vie prépandémique, les pays et les organismes philanthropiques majeurs ont jusqu’ici promis de contribuer 15 % seulement de l’objectif initial.

Au départ, il semblait que l’heure de la prévention était peut-être enfin arrivée. Dans un rapport publié l’automne dernier, le personnel de la Banque mondiale a défendu les investissements dans la prévention des sauts d’espèces, suggérant notamment une réduction de la déforestation dans les points chauds de la biodiversité à travers le monde. Mais la Banque mondiale a annoncé en décembre que le premier cycle de financement du Fonds consacré aux pandémies sera dédié aux éléments habituels : la surveillance des maladies, les laboratoires et l’engagement de travailleurs du secteur de l’hygiène publique.

Les manigances pour obtenir de l’argent ont commencé tôt. Les experts convoqués à la demande de l’OMS ont reconnu que la déforestation menait à davantage de collisions entre les humains et les espèces sauvages, mais en juin dernier, ils ont argumenté que l’allocation d’une partie considérable du fonds à la prévention des sauts d’espèces constituerait un gaspillage d’argent. Ils ont affirmé que la « liste presque sans fin des interventions et des sauvegardes » requises à ces fins était tellement vaste que cela revenait à une « tentative de faire bouillir l’océan ».

Les scientifiques ont prévenu que cette attitude défaitiste expose notre monde potentiellement à une autre catastrophe. Des études ont montré que les événements liés aux sauts d’espèces sont en augmentation. En Guinée et d’autres parties de l’Afrique, de nouvelles routes sont construites tous les jours, facilitant les déplacements d’un village reculé à une ville majeure. Les chances qu’une étincelle déclenche un incendie dans plusieurs pays sont plus élevées que jamais.

Les experts convoqués par l’OMS n’ont pas tort en ce qui concerne l’effort gigantesque qui serait nécessaire pour réduire les risques d’un saut d’espèce à l’échelle mondiale. Certains chercheurs ont estimé que rien que pour ébranler la déforestation mondiale les coûts s’élèveraient à 9 milliards de dollars par an, mais ils affirment que ces dépenses seraient une goutte d’eau dans l’océan par rapport aux centaines de milliards de dollars en pertes économiques qui découleraient de flambées chaque année, sans parler du coût des vies perdues.

Méliandou est entourée d’une couronne de forêt avec des parcelles défrichées au fil des ans pour l’agriculture de subsistance.

Personne ne sait combien d’autres Méliandou il y a, des pans de forêt, criblés de suffisamment de trous, et partagés par suffisamment de gens et d’espèces sauvages, facilitant le saut d’un virus vers l’humanité. Mais nous avons une idée générale de l’emplacement potentiel de ces lieux. La Banque mondiale et le gouvernement des États-Unis ont financé les cartes de densité qui peuvent être utilisées pour cibler ces lieux pour des travaux de recherche et l’allocation de ressources à long terme.

Au lieu de s’efforcer de tout faire partout, la communauté internationale aurait pu commencer à petite échelle. Un désert médical fréquenté par des chauves-souris porteuses de maladies, Méliandou aurait pu être un terrain d’essai, et avoir la possibilité d’avoir un impact énorme.

Un visiteur penserait que le monde a fait de lourds investissements à Méliandou. À l’entrée du village, un groupe d’aide parti depuis longtemps, avait érigé un panneau vantant la reprise du village, énumérant les accomplissements, notamment « la résilience de la communauté face aux maladies épidémiques, la reprise soutenue de l’éducation, la protection communautaire des enfants vulnérables, le rétablissement de la cohésion sociale et la relance économique ».

Ses habitants considèrent le panneau comme une plaisanterie amère. Bien que le groupe les ait aidés à construire une école, le village est toujours sans eau courante et électricité. Étienne Ouamouno, dont le tout-petit Émile est mort en premier, est tourmenté par cette réalité : si l’un de ses enfants survivants tombait malade aujourd’hui, Méliandou reste aussi mal équipé du point de vue des secours.

Ouamouno devant la porte de sa maison à Méliandou.

Avant d’être frappé par la maladie, Ouamouno passait dans le village pour un jeune homme charismatique, quelqu’un sur qui les aînés pouvaient compter pour mener à bien les projets de travail. Mais tout le monde a des limites lorsqu’il s’agit de la douleur. « Émile était tout pour moi », a-t-il déclaré, un fils tant attendu après la naissance de quatre filles. Il a perdu deux enfants dans l’espace de huit jours. Ensuite sa femme enceinte a commencé à saigner. La sage-femme l’a chassé de la maison. En se raccrochant à un semblant d’espoir, Ouamouno a pensé que la naissance d’un enfant mort-né signifiait peut-être que son amour de jeunesse serait épargné. Mais il a ajouté : « J’ai appris en entendant les cris des femmes que ma femme était morte aussi. »

Ouamouno « comme un imbécile » dit-il, a essayé de se sauver mais il n’avait pas où aller. Il avait l’impression d’être abandonné par tout le monde. Ses voisins l’ont évité, terrifiés à l’idée qu’ils subiraient le même sort. Ils sont passés le voir uniquement quand ils avaient besoin d’aide pour enterrer leurs morts. Ensuite, les groupes d’aide étrangers qui avaient promis toutes sortes d’aide se sont déplacés lorsque Ebola s’est propagé dans des villes plus peuplées.

Aujourd’hui, son visage au repos est sombre ; son comportement, anxieux et renfermé. Il n’a pas pu se rendre à la chapelle du village un dimanche l’été dernier lorsque le prêtre a déclaré : « Dieu seul peut nous soutenir lorsque nous sommes abandonnés de tous ». Il n’a pas participé au moment de silence observé par la congrégation pour honorer leurs morts, comme ils l’ont fait tous les dimanches pendant les neufs ans depuis l’arrivée d’Ebola. Ouamouno ne voulait plus entendre parler du virus qui a détruit sa vie. Il a disparu dans la forêt, se dirigeant vers son exploitation.

Première photo: Sia Irandouno, la deuxième femme d’Ouamouno, lave le riz avant de faire la cuisine pour le repas de midi. Deuxième photo: Ouamouno travaille dans sa ferme.
A man in a yellow shirt and colorful hat bends down into green plants. Behind him are other people picking plants, and a steep hillside dotted with palm trees.
Kani, la fille de 6 ans d’Ouamouno, regarde de son abri sur les terres cultivées de sa famille.

Si Ebola ou une autre maladie mortelle émerge de la forêt aujourd’hui, il reviendra à Catherine Leno de dépister cette maladie. La sage-femme de 25 ans, avec une voix douce et un comportement chaleureux et maternel, est le seul prestataire de soins de santé pour Méliandou et elle voit également des patients de plus de 20 villages avoisinants. Le travail entraîne des risques graves. L’un de ses prédécesseurs est mort d’Ebola. Sa clinique contient trois lits de patients et une chambre d’accouchement avec un matelas nu, des étriers et une seule potence pour intraveineuse. Il y a quelques lampes solaires qu’elle utilise avec modération. À l’extérieur, se trouvent les seules toilettes à Méliandou, une dépendance avec des carreaux placés autour de deux trous dans le sol.

Lorsque les patients arrivent, ils se lavent les mains dans le même seau. Catherine Leno les pèse, prend leur température et note les détails de chaque visite à la main dans un carnet d’inscription avec une couverture jaune tout abîmée. Des médicaments sont empilés dans une armoire en bois : des traitements contre le paludisme, un type d’antibiotiques et des remèdes courants pour combattre la fièvre, la déshydratation et les troubles d’estomac, ainsi que des médicaments pour contrôler les saignements excessifs lors d’un accouchement. Elle obtient les médicaments à crédit du ministère de la Santé guinéen, les vend aux patients, puis rembourse le ministère à la fin du mois. La sage-femme dit qu’elle choisit les médicaments qu’elle sait être abordables pour les patients, évitant des traitements qui sont plus efficaces mais plus chers. Elle s’inquiète à l’idée qu’ils pourraient arriver à la date de péremption dans son cabinet si les patients ne peuvent pas les payer, auquel cas elle aurait à régler la facture.

Sage-femme Catherine Leno dans la chambre d’accouchement de la clinique de santé du village. Elle est le seul prestataire de soins pour Méliandou et elle voit également des patients de plus de 20 villages avoisinants.
L’armoire à fournitures de la clinique de Méliandou. La sage-femme dit qu’elle choisit des médicaments abordables, évitant des traitements plus efficaces mais trop chers.

Magassouba N’Faly, l’ancien chef du laboratoire de la fièvre hémorragique virale à Conakry, situé à une journée entière de Méliandou par la route, a dit à ProPublica qu’il était optimiste que la Guinée pourrait répondre rapidement en cas de nouvelle flambée d’Ebola ou d’autres maladies infectieuses. « Nous disposons maintenant de 38 centres de traitement des maladies infectieuses », a-t-il indiqué, « un pour chaque district, approvisionné en équipements de protection individuels et en seringues. » Les autorités de la santé guinéennes ont pu intervenir rapidement lorsque des travailleurs de laboratoire en 2021 ont détecté un cas de virus de Marburg, un cousin d’Ebola. « En ce qui concerne notre pays, nous sommes tout à fait prêts à répondre à n’importe quoi . » Bien qu’il travaille comme conseiller technique auprès du laboratoire, l’été dernier un nouveau directeur a été installé après un coup militaire.

La clinique de Catherine Lenone ressemble en rien aux nouveaux centres de traitement — elle n’a pas d’EPI. Lors d’une visite à la clinique en juin dernier, il n’y avait même pas de masques dans son placard. Ceux qu’elle avait distribués aux villageois plus tôt pendant la pandémie de COVID-19 sont épuisés depuis longtemps. « Nous ne sommes pas préparés, » a-t-elle affirmé.« Si je dispose de certains équipements, je peux faire de mon mieux jusqu’à un certain niveau, mais sinon, je ferai venir une ambulance ».

L’ambulance de Guéckédou peut prendre jusqu’à une heure pour le trajet, ralenti par le chemin de terre cahoteux. Parfois elle ne vient pas, et la seule option de la sage-femme est d’emmener le patient elle-même ; elle appelle un taxi-moto pour les emmener ensemble, elle et son patient jusqu’à la ville — déclenchant potentiellement la même chaîne de transmission qui avait permis à Ebola de s’éparpiller d’une manière imprévue dans les zones plus peuplées du pays.

Une chose à Méliandou a changé. L’arbre à tronc creux a disparu, la communauté y a mis le feu. Sa souche pourrie a été engloutie par la forêt. Mais les chauves-souris restent. Des centaines de chauves-souris reviennent à Méliandou chaque automne après la saison pluvieuse. Elles ont trouvé un nouvel arbre, celui-ci encore plus près des habitations. Il domine l’entrée du village, à quelques pas du chemin de terre, juste en face du panneau qui promet qu’après Ebola, tout va mieux.

Un panneau à l’entrée de Méliandou, érigé par un groupe d’aide vers l’époque de la première flambée d’Ebola, vantant la reprise du village.

Lylla Younes et Gabriel Kamano ont contribué au reportage. Traduction de Youssouf Bah, Gabriel Kamano, Zujian Zhang, Sia Maria Justine Teinguiano. Retouche photo par Peter DiCampo. Conception et développement par Anna Donlan. Illustrations de Katherine Lam.